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samedi 14 septembre 2013

Le carnet d'Alicia : des compromis





Mon kiné a décidé aujourd’hui de me mettre debout. Pour ce faire il m’a demandé de ramener mes chaussures qu’il trouve très mignonnes. Je le regarde avec condescendance. Ce sont des chaussures parfaitement « look handicapé », très loin, alors à millier des années-lumière de toutes ces chaussures stylées qui apparaissent sur ma page Facebook et qui feraient rêver n’importe quelle princesse.
Il s’accroupit pour me les mettre, caricature tordue d’une cendrillon qui a oublié de marcher. Alice a laissé ses pas de danse de l’autre côté du miroir. Le fait qu’il s’accroupit devant moi me gêne. Il ne me regarde pas, il s’applique. Il sait que je fais des efforts surhumains pour trouver la situation normale mais, hélas, mon ego en effervescence déborde par tous mes pores.
Parfois les gens me disent au milieu d’une conversation, l’air de rien, que j’ai l’habitude. Je suis handicapée depuis mon enfance mais je n’ai toujours pas l’habitude ; parce qu’avoir un corps qui ne bouge pas a quelque chose de contraire aux règles. Un corps est fait pour bouger… Danser, se nourrir, aller aux toilettes, se promener, caresser… Caresser les cheveux de celui que j'aime… Prendre dans mes mains le visage de ma petite fille…
Ce n’est pas le fait que je ne peux pas bouger qui est le plus difficile finalement mais mon corps est comme un enfant qui attend nerveux la fin de la punition. Mon corps me demande à chaque seconde ce qui lui est dû, ce pourquoi il est fait et, même si ma vie est devenue un énorme compromis, non, je n’ai pas l’habitude qu’un jeune homme, un homme, s’accroupisse devant moi pour me mettre des chaussures.
Il m’installe sur une table, j’ai l’impression d’avoir du béton dans mes pieds. Ces maudites chaussures sont aussi lourdes que mon état d’âme. Le kiné commence à m’attacher tout en expliquant doucement ce qu’il est en train de faire, et moi j’ai tellement peur que j’ai envie de sauter de cette table et de me cacher derrière lui. D’ailleurs, c’est ce que je fais. Je l’observe m’attacher m’accrochant, m’agrippant à cette confiance absolue que j’ai en lui. Plus il serre les sangles plus mon cœur m’empêche de penser.
Il redresse la table, et moi par la même occasion à l’aide d’un bouton. Il le fait lentement et tout à coup je trouve ça amusant ; je deviens Hannibal Lecter en plus mignon et moins sinistre. Il fait beau dehors. Je regarde les arbres se laisser balancer par la petite brise estivale. Le soleil tapisse, s’infiltre par les moindres recoins, je peux sentir sa chaleur. Le ciel est si bleu… Je commence à pleurer, je n’arrive pas à savoir si je suis la plus heureuse du monde ou la plus malheureuse.
C’est la première fois que je suis debout à côté du kiné. C’est bizarre. Il me demande pourquoi je pleure mais pour lui répondre il faudrait déjà que je sache. Je regarde la salle, en fait, tout me paraît plus petit, plus bas. Comme si vous montiez sur un podium. Je n’arrive pas à parler, mes émotions sont restées étranglées entre la sangle qui serre mon bassin et la sangle au-dessous de mes seins.
Je suis tellement heureuse que j’ai envie de hurler, comme à chaque fois que je me retrouve dans une piscine. Je suis tellement heureuse que j’ai l’impression que tout ce soleil qui explose à l’extérieur est venu se loger à l’intérieur de moi. C’est un bonheur qui touche de très près le Nirvana. Il court, il dépasse les limites de mon corps, les limites des murs en bois de l’hôpital. Il dépasse mes limites. Il embrasse l’univers. Devient univers.
Mais la souffrance est telle que j’ai l’impression qu’une main affreuse est en train de m’écorcher vive… Mon précieux… Debout d’accord, mais pas dans ces conditions ! Où est la femme dans tout ça ? Cette apparence qui fait partie du kit avec mes chaussures et mon fauteuil roulant m’arrache les tripes. Je suis quoi dans cette histoire ? Est-ce que je suis toujours moi ?
Le kiné appuie à nouveau le bouton magique et la table commence tout calmement à descendre. Sensation de chemin de retour d’un long, très long voyage. Cette étrange liberté prend fin au fur et à mesure que je me retrouve à l’horizontale. Je regarde du coin de l’œil mon fauteuil roulant. Il est là, comme d’habitude, froid, imperturbable. D’une assurance à baffer. Ses bras ne me donneront pas l’étreinte dont j’ai tellement besoin. Mais même s’il trouve toujours moyen de me regarder du haut, je ne suis pas clouée à lui.
Les gens aiment bien cette expression, « elle est clouée dans un fauteuil roulant ». Je les emmerde. Je ne suis clouée à rien du tout et même si en apparence, en très lourde apparence mon corps ne peut pas bouger, même s’il est devenu tellement handicapé qu’il a réussi presque à me faire disparaître… Je continue à être Alicia.

Alicia
14/09/2013

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